Dans la solitude des champs de coton, Bernard-Marie Koltès

Hello tout le monde!

J’éspère que vous allez bien!

Vous aurez peut-être remarqué que je n’ai pas publié beaucoup d’article ces dernières semaines… Non je n’étais pas en vacances au sky (je suis nulle de chez nulle au ski de toute façon XD), j’avais juste plein de devoirs à rendre pour la fin du semestre et cela m’a pris plus de temps et d’énergie que je ne l’avais anticipé! J’ai tout de même eu le temps de me plonger dans quelques livres et j’ai lu un des 21 classiques que je veux lire cette année et que je vous présente dans cet article! Ma lecture de ce livre remonte maintenant à trois semaines, ce qui m’a permis de prendre du recul par rapport à cette pièce riche et complexe. J’espère vous donner dans cet article quelques entrées dans ce texte, quelques axes d’approche qui permettent d’en donner des interprétations intéressantes afin que, si vous décidez vous aussi de le lire, il ne vous paraîsse pas aussi obscure qu’il me l’a paru quand je l’ai lu pour la première fois. Bien sûr je ne prétend pas avoir réussi à épuiser le sens de ce texte, surtout dans un article si court, et il est si riche que de nombreuses autres interprétations sont possibles ! N’hésitez pas à les partager en commentaires, si vous avez des théories ou des idées complémentaires !

Je reviens donc à l’ouvrage qui nous occupe aujourd’hui, premier livre que j’ai terminé en 2021: Dans la solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès.  Il s’agit d’une pièce de théâtre, écrite dans les années 1980, où n’interviennent, par longs monologues interposés, que deux personnages: le dealer et le client. Oui, on est loin de Racine! Mais en fait pas tant que ça…

Quelques mots sur le dramaturge pour commencer. C’est au lycée que Koltès découvre le théâtre et à 18 ans, il décide de se lancer dans une carrière au sein de cet univers qu’il admire. Comme il est originaire de Metz, il postule pour une place à la prestigieuse école du Théâtre National de Strasbourg (TNS) mais est rejeté. Donc il décide d’y aller au culot, compose une pièce, l’envoie au directeur du TNS et… ce dernier lui offre une place dans son école ! C’est dire l’effet que son style a eu sur ce monsieur ! Si j’ai bien compris ce que j’ai lu sur Koltès, son théâtre ne peut être associé à aucune mouvance du théâtre de l’époque, il est vraiment à part. Ce n’est ni du théâtre de l’absurde, ni du théâtre politique, ni du théâtre contemporain. C’est encore autre chose. Et c’est effectivement l’effet que m’a fait la lecture de cette pièce: je n’avais jamais lu quelque-chose comme cela auparavant.

On est surpris dès qu’on ouvre le livre de découvrir sur la première page une définition du terme « deal »: mais qu’est-ce qu’une définition vient donc faire au théâtre?! Je vais vous citer cette ouverture étonnante en entier car elle est, d’après moi, un élément crucial de la pièce et de sa compréhension.

« Un deal est une transaction commerciale portant sur des valeurs prohibées ou strictement contrôlées, et qui se conclut, dans des espaces neutres, indéfinis, et non prévus à cet usage, entre pourvoyeurs et quémandeurs, par entente tacite, signes conventionnels ou conversation à double sens – dans le but de contourner les risques de trahison et d’escroquerie qu’une telle opération implique -, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, indépendamment des heures d’ouverture réglementaires des lieux de commerce homologués, mais plutôt aux heures de fermeture de ceux-ci. »

Cette première rencontre avec le texte donne le ton pour le reste de la pièce: le lecteur/spectateur est immédiatement plongé dans une atmosphère pleine d’ironie, de sous-entendus et habitée par une inquiétante étrangeté. En effet, c’est ce qu’on remarque tout de suite: l’univers dans lequel évoluent les deux personnages, comme les deux membres de l’équation qu’est le « deal » représenté sur scène, le dealer et le client, est sombre, effrayant, nocturne et menaçant. La rencontre se déroule à « l’heure qui est celle où d’ordinaire l’homme et l’animal se jettent sauvagement l’un sur l’autre », à l’heure « où la correction n’est plus obligatoire et devient donc nécessaire, où plus rien n’est obligatoire qu’un rapport sauvage dans l’obscurité... » Dès la toute première réplique du dealer, l’atmosphère se fait pesante et le lecteur/spectateur, comme le client d’ailleurs, flaire le danger. L’échange entre le client et le dealer qui fait l’objet de la pièce, ne cesse de monter en tension, de passer d’un ton doucereux à un ton menaçant, et l’imprévisibilité de chaque instant, de la réaction d’un personnages à chaque réplique de son interlocuteur et même des mots qui vont sortir de leur bouche met vraiment mal à l’aise. Mais c’est une impression presque addictive que ce malaise et cet tension. On veut savoir où ça va mener.

Cette pièce, il me semble, illustre bien le dicton « l’homme est un loup pour l’homme », non seulement à cause des comparaisons récurrentes entre l’homme et l’animal, mais surtout parce qu’on a l’impression qu’à chaque instant l’un des deux personnages va bondir sur l’autre et les rapports sont réduits à un échange de paroles qui ne font que faire reculer le moment inéluctable de la confrontation: « méfiez-vous du marchand: son discours a l’apparence du respect et de la douceur, l’apparence de l’humilité, l’apparence de l’amour, l’apparence seulement. » Il me semble que c’est cette phrase-là qui explique le sens du titre de la pièce. Ce titre apparait à un autre moment dans la pièce, explicitement, mais ce passage ne l’illustre pas aussi bien que celui que l’on vient de citer. Pour mieux comprendre pourquoi, il faut savoir que Koltès, qui avait passé quelques temps en Amérique et plus particulièrement à New York, tenait à ce que le personnage du dealer soit joué par un acteur de couleur. La solitude, évoquée dans le titre est un thème central de la pièce, sur lequel on reviendra, et c’est pour cela qu’il apparaît dans le titre. Mais les champs de cotons sont en réalité une métaphore de la discussion animée entre le dealer et le client et surtout du discours tenu par le dealer. Le coton connote la douceur, c’est une plante duveteuse et blanche mais les champs de coton connotent tout l’inverse, puisqu’ils ont été le théâtre de violences innommables. Ainsi sous l’apparence de la douceur se cache la violence, une violence ineffaçable, ineffable.

« Deux hommes qui se croisent n’ont pas d’autre choix que de se frapper, avec la violence de l’ennemi ou la douceur de la fraternité. »

Cette citation, et tout particulièrement la forme restrictive « n’ont pas d’autre choix » font apparaître un autre aspect passionnant de la pièce: son rapport à la tragédie. En effet, il semblerait que cette pièce s’arrête où les tragédies commencent generalement, sur un acte, parfois violent, toujours irréparable : le meurtre du père de Chimène par Rodrigue, l’assassinat du père d’Hamlet, le combat à mort entre les deux frères d’Antigone, etc. Mais dans la pièce de Koltès on n’assiste pas à cet acte de violence irréparable, qui est seulement annoncé par la dernière réplique du client : « Alors, quelle arme ? » Dans la solitude des champs de coton, c’est la pièce qui donne à voir les coulisses du tragique, qui répond à la question: comment on en est arrivés là ? Le dialogue du dealer et du client c’est « les pourparlers » avant la guerre.

Voilà une des raisons qui m’ont conduite à cette dernière piste interprétative : le dialogue entre le dealer et le client comme métaphore du rapport entre le théâtre et les spectateurs. Il y a bien une tragédie qui se joue dans la pièce de Koltès, mais ce n’est pas une tragédie mortelle, une tragédie de séparation inévitable ou une tragédie criminelle, de quelque sorte que soit le crime. C’est une tragédie particulièrement moderne et pourtant éternelle, celle de l’incompréhension, du besoin d’être entendu qui prend le pas sur l’envie d’écouter. On peut ainsi interpréter la présence récurrente de formules hypothétiques : les deux personnages font des suppositions sur l’autre à partir de leurs préjugés, parlent d’eux-mêmes, mais n’écoutent pas la vérité de l’autre.

« La vraie et terrible cruauté est celle de l’homme ou de l’animal qui rend l’homme ou l’animal inachevé, qui l’interrompt comme des points de suspension au milieu d’une phrase, qui se détourne de lui après l’avoir regardé, qui fait, de l’animal ou de l’homme, une erreur du regard, une erreur du jugement, une erreur, comme une lettre qu’on a commencée et qu’on froisse brutalement juste après avoir écrit la date. »

Mais le pire, le plus tragique, ce n’est même pas que l’on n’arrive plus à se comprendre et à communiquer, dans une société où tous les rapports humains sont des rapports économiques, mercantiles et où, lorsque quelqu’un nous adresse la parole, on s’imagine immédiatement qu’il/elle veut quelque chose. Non, le pire c’est qu’on voudrait communiquer, mais qu’on n’y parvient quand même pas.

« Prêt à me satisfaire de tout, dans l’étrangeté de notre approche, de loin j’aurais cru que vous vous approchiez de moi, de loin j’aurais eu l’impression que vous me regardiez ; alors, je me serais approché de vous, je vous aurais regardé, j’aurais été près de vous […] » Ce passage montre à la fois le désir de contact, de proximité, d’échange avec l’autre, mais aussi son impossibilité avec l’emploi de l’irréel du passé.

Quelle raison les deux personnages pourraient-ils avoir de s’exprimer sous forme de tirade au contenu profond, sinon celle de s’exprimer et d’être entendu ? Tant que le dialogue dure, ils espèrent échapper aux armes : le dealer à l’avant dernière page dit encore « Pourtant, je ne veux pas me battre contre vous. » mais le dialogue est stérile, il échoue à tisser un lien entre les hommes et il faut en venir au mains pour que ce lien existe : « inéluctablement, le sang nous unira. »

C’est une pièce qui déroute, qui refuse de répondre aux horizons d’attente du lecteur/spectateur tout en les excitant. Et de nombreux indices me font dire que la relation entre le dealer et le client mime la relation entre l’acteur/la pièce et le public. Tout comme un deal, une pièce de théâtre se déroule dans l’obscurité. On va au théâtre parce qu’on désire quelque chose dont on n’a pas toujours conscience et que le spectacle, qu’on paye pour pouvoir y assister, a quelque chose à nous offrir. Il semble ainsi y avoir de la double énonciation dans la toute première réplique du dealer, comme s’il s’adressait autant au public qu’au client :

« Si vous marchez dehors, à cette heure et en ce lieu, c’est que vous désirez quelque chose que vous n’avez pas, et cette chose, moi, je peux vous la fournir ; »

Dans la salle de théâtre la tention monte entre les spectateurs qui s’attendent à ce que le spectacle leur offre l’objet inavouable de leur désir tout en restant passifs, sans avoir à le demander explicitement et la pièce, qui ne répond pas à leurs attentes, qui les déçoit et les effraie, les confronte à leur incompréhension d’autrui et d’eux-même et surtout à l’horreur du réel motif pour lequel ils sont venus au théâtre, et que Koltès refuse de satisfaire: pour voir le sang couler. Ce qui rend cette pièce si saisissante et si puissante c’est l’effet qu’elle fait au spectateur, ce qu’elle lui révèle de sa nature « animale »: on va au théâtre pour assister à un conflit et le voir se régler (n’est-ce pas là l’essence même de la catharsis ?), même de manière tragique. Vers le milieu de la pièce, le client, qui peut être assimilé au spectateur, dit au dealer : « Fâchez-vous : sinon, où puiserai-je ma force ? » Le spectateur est privé de la vue du sang qu’il était venu chercher et, à la place, il découvre que la violence ne réside pas seulement dans le corps à corps, mais aussi dans la diplomatie qui le précède.

Il y aurait encore beaucoup de choses à dire sur cet œuvre magistrale et chaque relecture vient avec son lot de nouvelles interprétations, de nouvelles questions, de nouveaux frissons. Voilà pour finir quelques lignes que j’ai écrites immédiatement après avoir terminé ce livre et qui rendent bien compte, il me semble, de l’effet qu’il m’a fait.

Lire Dans la solitude des champs de coton, c’était comme se prendre un long, lent coup de poing dans les tripes et avoir le temps de le voir venir, d’observer le grain de peau du poings serré tendu vers nous, comme si celui qui nous frappait retenait son coup et qu’un coup retenu pouvait frapper plus fort.

J’espère que cet article vous a plu malgré la forme de commentaire composé qu’il a fini par prendre ahah. Je voulais vraiment rendre toute la complexité et la puissance de cette œuvre qui annonce pour moi une année de lectures et de découvertes incroyables.

Bonne semaines à tous.tes et bonnes lectures !

Maurine ❤

7 commentaires Ajouter un commentaire

  1. LE dealeur est un rendez-vous placebo, dans la solitude des champs de coton, un rendez-vous, pour un deal illicite, la rencontre est un silence social, un complexe des enfants de Médée, deux âmes mortes, le déterminisme social du dealer et l’addiction freudienne du client, koltès flaire une parole salvatrice de théâtre entre les deux protagonistes mais il y a dans la solitude des champs de coton, le champs de l’esclavage » la bête de somme « dans le hors zone du fils dealeur, somme de bête .le client, le fils du maitre, animal blessé, comment peuvent-ils sortir de leurs fatalités de leur bisness ?

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    1. Merci beaucoup pour toutes ces idées ! C’est vrai que j’ai beaucoup mis l’accent sur l’échec de la parole, mais qu’on voit bien que Koltès y cherche un lieu pour la rendre possible ! Et le parallèle avec les enfants de Médée est très intéressant, parce qu’alors ça placerait la pièce de Koltès aussi bien avant qu’après la tragédie !

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  2. là je vois fanon, Césaire et Foucault il y a l’aliénation, le grand cri nègre et la gai-attitude et la culture comme lieu de pensée

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  3. Chéreau soulignait que le mot qui revient le plus fréquemment dans la pièce est le mot « désir ».

    « […] On parle de désir.
    Désir donc si difficile à nommer, celui de l’un celui de l’autre, désir de l’autre, désir du désir de l’autre… Désir de mort peut-être le seul désir authentique tant les autres sont difficiles à combler.
    Et le dialogue se fait combat, danse aussi, étreinte probablement…1 »

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    1. Effectivement, c’est un concept central, que je trouve assez dur à commenter: c’est à la fois le prétexte qui donne lieu à la rencontre, à l’échange et ce qui l’envenime…

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  4. un « être en commun ».

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  5. KOLTES a t-il le regard de l’amour comme renvoit?

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