Mardi, 3 Novembre 2020, 17h24, je viens de refermer le troisième livre du mois. Je suis un peu sonnée, après pas moins de 5h50 avec ce livre dans les mains et sous les yeux. J’ai vraiment envie de vous donner mes impressions à chaud donc je rédige l’article sur le champ en priant pour qu’il ait tout de même un semblant d’organisation et de clarté ahah!
Sur Instagram, je vous avais promis de la poésie pour ce troisième livre. Qui avait deviné que ce serait Victor Hugo? (Antonin, ne me regarde pas avec ces yeux là, je sais que c’était sûrement obvious pour toi qui connais mon penchant pour son œuvre :P) Mais ce qui n’était peut-être pas si évident, c’est que parmi tous les livres qu’Hugo a écrits et qui sont, pour la plupart, de véritables monuments de la littérature française, je choisirais La Fin de Satan. En effet, je suis peut-être la seule (dîtes le moi dans les commentaires!), mais j’ai l’impression que cette œuvre est un peu tombée aux oubliettes (« comme Satan », oups mon cerveau a réagi tout seul), éclipsée par Les Contemplations et Les Misérables. Personnellement, jamais je ne l’ai croisée en cours, pas même de manière allusive (alors qu’on a quand même eu du Hugo au programme de Lettres il y a deux ans!). En fait, comme souvent, je suis tombée dessus en me promenant dans les rayons « poésie » d’une librairie. En plus, c’était à l’époque où je dévorais la série Lucifer et peu de temps après ma lecture de L’Évangile selon Pilate d’Eric Emmanuel Schmitt, qui m’avait fait voir le personnage complexe de Judas sous un nouveau jour et m’avait poussée à m’intéresser aux personnages damnés, rejetés de la Bible, comme Lucifer justement. Vous l’aurez compris, ça fait un moment que ce livre trône sur ma pile de livres à lire. C’est principalement parce que quand j’ai envie de lire Hugo, je me tourne paresseusement, mais assurée d’y trouver mon bonheur, vers Les Contemplations. Mais ça y est, j’ai enfin sauté le pas et j’ai lu La Fin de Satan…
Comme je n’avais jamais eu de cours ou l’occasion de lire une étude critique de ce texte, je m’y suis plongée à l’aveuglette, et ça ne m’a pas rendu les 100-150 premières pages de lecture faciles (sur 200, oui ça fait beaucoup). Bon comme j’avais du mal, j’ai quand même fini par lire la préface en plein milieu pour y voir un peu plus clair, et j’ai rudement bien fait. Je l’avoue, le livre me tombait un peu des mains, mais la préface l’a sauvé en me donnant des pistes de lectures et une compréhension plus claire de ses enjeux. Pour vous éviter de passer par les mêmes tribulations de départ que moi, je vais commencer par vous donner quelques éléments de contexte sur l’œuvre.
Tout d’abord, il faut savoir qu’il s’agit d’une œuvre inachevée. Elle a été rédigée en plusieurs fois par Victor Hugo, interrompu par la publication, la rédaction et la révision d’autres livres qu’il avait sur le feu, puis enfin par son décès. Voilà qui résout la première incompréhension que j’ai eue face au texte : le poète annonce dans le deuxième chapitre de la première partie que le texte serait un triptyque, articulé autour de trois mots-clefs: le glaive, le gibet et la prison.
Il reprit : Clou d’airain qui servis au bandit,
Tu t’appelleras Glaive et tu seras la guerre;
Toi, bois hideux, ton nom sera Gibet; toi, pierre,
Vis, creuse−toi, grandis, monte sur l’horizon,
Et le pâle avenir te nommera Prison.
Il y a bien une partie intitulée « le Glaive », une intitulée « le Gibet », mais aucune intitulée « la Prison »… C’est parce-que cette troisième partie ne fut jamais rédigée.
Ensuite, ce livre a un ton à la fois épique et historique, qui le place auprès des théogonies antiques. On sent parfois l’influence du vers latin d’un Virgile. On se demande même si les vers ne sont pas là uniquement pour rappeler l’épopée et la théogonie antique, elles-mêmes versifiées. Mais après avoir fini la lecture je ne crois pas qu’on puisse réduire la fonction de la forme versifiée à un désir mimétique. Elle a aussi une valeur mystique et prophétique, et rapproche la parole du poète-prophète du Verbe divin, idée chère à Hugo. J’imagine qu’il y a encore une infinité de choses à dire sur les vers d’Hugo, mais malheureusement le format de ce défi ne permet pas de lire les livres en détail, il faut que j’aille assez vite si je veux lire encore 17 livres en 24 jours, donc je n’y ai pas plus réfléchi que ça… La structure de l’œuvre est donc chronologique. Elle fait certes des ellipses signifiantes (l’épisode de la création du monde est omis par exemple, de telle sorte que le livre commence directement par la chute de Satan), mais globalement, les différents étapes de l’œuvre suivent celles de l’Histoire et surtout de la Bible: chute de Lucifer, Déluge, exode de Nemrod, Empire Romain et vie de Jésus, passion du Christ, et enfin, dans la partie qui n’a pas été achevée, on peut deviner qu’Hugo allait raconter la Révolution Française. La partie associée au Glaive évoque de manière allégorique la violente ère de l’Ancien Testament, celle associée au Gibet les Évangiles et la crucifixion, et enfin, la dernière partie absente sur la Prison, on le devine, était destinée à dépeindre la prise de la Bastille, -prison emblématique dans l’œuvre d’Hugo s’il en est -, et donc la Révolution. Ce long poème s’ouvre sur le personnage de Satan, propulsé dans les profondeur de l’abîme la plus sombre par Dieu, est scandée par les lamentations de Satan, dont le cruel châtiment est d’aimer Dieu à l’infini alors que celui-ci ne l’aime pas, et s’achève (fin provisoire mais plutôt parfaite symboliquement, cette œuvre n’était-elle pas destinée à restée inachevée? … ) sur la rencontre de Satan endormi et de sa fille, la Liberté, née de sa plume, qui lui demande l’autorisation de l’aider en allant libérer les hommes.
« Je viens gémir, luire, éclairer
T’ôter du moins le poids de la terrestre chaîne,
Et guérir à ton flanc la sombre plaie humaine. […]
M’entends-tu sangloter dans ton cachot? Consens
Que je sauve les bons, les purs, les innocents;
Laisse s’envoler l’âme et finir la souffrance.
Dieu me fit Liberté. Toi, fais moi Délivrance! »
Comme j’aimerais finir sur une note positive, à l’image de mon expérience de lecture, je vais commencer par vous résumer les impressions négatives que j’ai pu avoir en lisant ce livre. Comme je n’ai compris où allait le livre qu’au bout de la 150ème page environ (il était temps), c’est sûr que les précédentes ne furent pas mes préférées, mais j’arrive maintenant à peu près à m’expliquer ce qui m’a rebutée dans le début de ce livre :
→ Les répétitions! J’ai dû lire 40 fois le mot « fange » dans tout le livre, le vocabulaire se répète parfois, et je dois dire que ce ne sont pas toujours les plus beaux vers d’Hugo que j’ai lus dans ce livre. Il y a même des vers que je trouve franchement pas terribles au niveau des sonorités ou du vocabulaire choisi (ahhh je n’aurais jamais cru dire ça d’Hugo, ça me fait mal au cœur). Par exemple: » Temps fatals! César roi, tout le reste sujet. » Je comprends bien l’intérêt des phrases nominales pour figer cette période dans le temps et que l’emploi des noms « roi » et « sujet » doit se rapprocher d’un emploi verbal pour montrer une fois encore la fixation dans le temps de cet « état » du monde et la passivité des hommes dans le cours de l’Humanité, le grand plan de Dieu, etc. Mais je trouve ce vers moche, « tout le reste », c’est moche, Hugo m’a habituée à mieux. Bon, je m’explique les répétitions par l’hypothèse qu’elles servent peut-être à rappeler le style biblique, lui-même très répétitif. La qualité des vers s’améliore à la fin du texte et il y a aussi de belles choses dans tout le texte, les vers bancals ne sont tout de même pas majoritaires.
→ J’avais parfois l’impression que ce texte était un savant mélange de tous les topoi hugoliens, je me suis parfois dit qu’il faisait un peu du recyclage de thèmes, de métaphores, d’allégories et c’était un peu décevant, parce que ça éclipsait toutes les nouveautés du texte et me donnait le sentiment de perdre mon temps: pas la peine de le lire si j’avais déjà lu tout ça dans ses autres livres. Pour vous donner quelques exemples, on retrouve la métaphore du ver de terre et de l’étoile de l’Homme qui rit et de Ruy Blas, le thème de l’abîme plus que présent dans la Légende des Siècles, la comparaison des hommes avec des animaux allégoriques, comme dans les Châtiments, etc.
C’est les deux plus grosses complaintes que j’aie à faire au niveau du style et du contenu: tout ça est très attendu et Hugo se repose un peu sur ses lauriers pour trouver des métaphores. Mais bon, le fait qu’on retrouve des traces de tous ses livres dans celui-ci et l’impression que cette œuvre est plus une œuvre synthétique qu’originale, est pardonnable quand on sait qu’il s’agit de son tout dernier ouvrage, et qu’il est donc marqué par le poids de l’intégralité des livres qui l’ont précédé.
Mais venons en maintenant à ce qui m’a surpris et à ce qui m’a plu. Car malgré son imperfection, je considère que ce livre vaut amplement la peine d’être lu.
→ Stylistiquement, quelque-chose qui ne m’avait jamais marquée dans ses autres livres mais qui dans celui-ci m’a vraiment marquée, c’est la capacité d’Hugo à faire dans le gore et le sombre. Vraiment certains vers sont immondes ahah. Surtout dans le monologue du lépreux. Pour un petit avant-goût:
« Ainsi qu’un fruit pourri, la vie est dans ma bouche. […]
Quand je sors, ma maison à l’air de me vomir;
Quand je rentre, je sens me résister ma porte. »
Ou encore juste pour le plaisir:
« Je n’ai plus que ma main lépreuse pour puiser
L’eau dans le creux du roc où l’air vient la verser,
De sorte qu’à présent je bois dans mon ulcère. »
Miam! En fait, ça m’a fait penser à Shakespeare, qui évoque souvent en détails l’aspect de la pourriture, les chairs décomposées et autres réjouissances. C’est possible qu’Hugo ait eu Shakespeare en tête en composant ce passage, car il avait traduit une grande partie de son œuvre et qu’il était l’un de ses plus grands admirateurs. Et puis un petit clin d’œil à Shakespeare ça fait toujours plaisir!
→ Ensuite, – et ça corrobore l’idée d’une œuvre synthétique -, j’ai vraiment trouvé que le mélange des genres littéraires, poésie, théâtre, épopée, roman, était très homogène et intelligent. Certes, c’est un peu la spécialité d’Hugo, mais c’est très manifeste dans la Fin de Satan. On ne parlera pas du mélange des registre qui là encore est magistralement orchestré: tragique, pathétique, héroïque, et même comique (franchement on ne peut pas lire les vers sur le lépreux sans un sourire aux lèvres non?), tout est là.
→ La prochaine remarque est liée aux attentes que j’avais de ce livre. Je m’attendais à y trouver une relativisation de la méchanceté consubstantielle de Satan ou du moins à ce qu’un regard non manichéen soit porté sur ce personnage. Le fait qu’il soit le héros éponyme de ce livre semblait indiquer qu’il serait le focalisateur, ce qui permettrait d’avoir pour une fois le point de vue du « méchant » de l’histoire. J’ai eu un peu peur au début car, bien que le premier poème concerne Satan, et l’aspect terrifiant de sa chute dans les ténèbres, il n’a plus la parole pendant longtemps et on n’en entend plus parler qu’allusivement dans les poèmes suivants. Son retour vers le milieu du recueil sous le signe de la lamentation pathétique et lyrique m’a rassurée et surtout j’ai trouvé l’idée assez belle que ce qui tourmente le plus Satan, c’est d’être privé de l’amour de Dieu qui pourtant aime tout le reste de sa création. La haine et la colère de Satan lui sont inspirée par un esprit de vengeance et un désir de priver Dieu à son tour de l’amour des hommes, mais aussi par un besoin d’autodestruction: « Tu croyais que la vengeance est douce; / Elle est amère. Hélas! le crime est châtiment. » En fait, je trouve que ce qui est fait de la figure de Satan dans ce livre est simplement magnifique. Hugo en fait l’emblème d’une des problématique principale de toute son œuvre: comment le bien peut-il être engendré par le mal. Dans l’univers manichéen de la Bible, Satan c’est le mal, Satan, c’est l’ange déchu, c’est le monstre qui reste après la chute du plus bel ange Lucifer. Mais ici, Satan est presque humain (« Dans la nappe de nuit / Où s’enfonçait son corps de chimère construit, / Ce qu’on entrevoyait, c’était sa forme humaine. »), il vit dans le noir, les ténèbres, l’obscurité sans pour autant n’être que ténèbres et obscurité lui-même. Il souffre, il aime, il hait, il se venge, il pleure, n’est-ce pas là le lot de toutes les créatures de Dieu? D’ailleurs, Hugo semble sous-entendre que la raison pour laquelle Dieu bannit Satan est que l’amour que tout le monde lui portait quand il était Lucifer, le porteur de lumière, risquait d’éclipser celle qu’ils avaient pour Dieu.
« Oh! quand j’étais mêlée à tes ailes, quel ange
Que Satan, dans l’aurore et dans l’immensité!
Dieu se nommant Bonté, tu t’appelais Beauté.
Ta chevelure était blonde et surnaturelle,
Et frissonnait splendide, et laissait derrière elle
Une inondation de rayons dans la nuit!
L’abîme était par toi comme par Dieu conduit.
Un jour les éléments te prirent pour Lui−même; […]
Un resplendissement de blancheur t’entourait;
Et l’aube en te voyant s’écriait: je suis noire;
Tu passais au milieu d’un ouragan de gloire;
Les éthers t’attendaient pour devenir azurs;
Les univers naissaient, prodigieux et purs,
Avec des millions de fleurs et d’étincelles,
Dans un rythme marqué par tes battements d’ailes;
Tu faisais, en fixant sur eux ton œil charmant,
Reculer les soleils dans l’éblouissement; […]
A ta suite marchaient les constellations;
L’ombre pleurait d’amour quand nous la traversions;«
Au commencement, il est l’allégorie de l’amour (alors que le Dieu du commencement, de l’Ancien Testament est présenté comme un Dieu vengeur et cruel, qui n’hésite pas à décimer les hommes lors du Déluge) et, déchu, devient celui de la haine et surtout du désespoir. Satan, ici, ne symbolise pas le Mal, il est le représentant d’une Humanité égarée, la même Humanité qui du temps de Victor Hugo prend la peine de mort pour de la justice. Comme elle, il recèle une part de Bien, il est capable d’en être le Père: mais il a besoin du pardon de la Liberté. Ni Satan, ni l’Humanité ne sont moralement irrachetable; contrairement à la Fatalité, représentée par le personnage Isis-Lilith, Satan ne repousse pas l’Ange de la liberté. Isis-Lilith lui dit : « Misérable ange, tremble et fuis! Va-t’en, atome ! », quant à Satan, on voit que : « […] ses lèvres / S’écartèrent, un souffle orageux souleva / son flanc terrible, et l’ange entendit ce mot: Va !« . J’ai même envie de dire que la perfection de cette œuvre réside dans son inachèvement, grâce auquel elle atteint (fortuitement ou le destin y joua-t-il un rôle?) un niveau de symbolisme incroyable. Quand la liberté vient rendre visite à Satan, il est endormi, « Car, Père, pour tes yeux, hélas, le firmament / Ne peut plus s’entr’ouvrir qu’en songe seulement!« . La Liberté reste donc pour lui un rêve, or n’est-ce pas là tout ce que la Liberté est, un rêve? L’inachèvement de ce poème, n’est-il pas l’emblème, sans qu’Hugo l’ait voulu mais sublimement, du caractère inatteignable de la Liberté, d’une liberté entière et éternelle, justement parce qu’elle est le Bien qui nait du Mal?
J’aimerais finir ce commentaire rapide et lacunaire, – mais qui je l’espère aura su restituer les principaux enjeux du livre et surtout ce que j’y ai trouvé de beau – , par une évocation de la dimension autoréférentielle de cette œuvre: que dit-elle de la littérature en tant que telle? Je crois qu’elle s’illustre à de nombreux niveaux par cette célèbre citation de Victor Hugo: » La lumière est dans le livre. Ouvrez le livre tout grand. Laissez-le rayonner, laisser le faire.« La lumière est dans le livre, Lucifer, l’ange porteur de lumière est dans ce livre. Il y a chu dans les première pages pour que le livre lui permette de rayonner à nouveau. Hautement performatif, ce texte résume l’essence même du Livre selon Hugo. Cet objet magique qui a le pouvoir de réparer tous les maux et de faire tomber toutes les prisons, si tant est qu’on le « laisse faire. » Le livre, c’est l’Ange de la Liberté qui donne une voix aux misérables, Satan étant le misérable originel, aux exilés, aux lépreux, aux invisibles pour les tirer de l’obscurité. Ainsi, l’Ange de la Liberté dit à Satan:
« L’infini te redoute et t’abhorre: Eh bien, moi,
Je t’apporte en amour tout cet immense effroi!
Je viens te prier, toi qu’on proscrit. Toi qu’on souille,
Je viens avec des pleurs te laver. J’agenouille
La lumière devant ton horreur, et l’espoir
Devant les coups de foudre empreints sur ton front noir. »
Finalement, si on a l’impression de trouver dans ce livre une synthèse stylistique, thématique de l’ensemble de l’œuvre d’Hugo, c’est parce que c’est ce qu’il est : LE Livre, le livre de la lumière, le livre de la liberté, le livre de la chute et de la sortie des ténèbres, le livre inachevé, infini, qui recèle en son cœur toute l’essence de l’œuvre de Victor Hugo. J’ai d’abord pensé qu’en surface, en apparence, il s’agissait du livre « le moins bon » de Victor Hugo, mais je conclus en affirmant que c’est peut-être « le meilleur ». Le livre hugolien par essence. Un chef-d’œuvre infini…
Un commentaire Ajouter un commentaire